La troisième – L’émotion

Que dire lorsque le public est venu nombreux et que l’émotion a été au rendez-vous ?

L’émotion

L’acteur, vecteur des mots, l’est aussi de l’émotion. Il a pour fonction de transmettre au spectateur un mouvement intérieur qui le grandisse, qui l’élève, qui lui permette d’atteindre à ce qui le dépasse, à ce qui nous dépasse. Antigone est de ces pièces dont le texte nous rapproche de nous-mêmes, qui interroge la vie-même. Il peut donc sembler naturel que l’émotion, non seulement affleure, mais parfois emporte l’acteur ou le spectateur.

Le public

Nombreux ce dimanche 1er décembre, merci à lui !, le public a presque manqué de places. À l’heure où il est si souvent clairsemé, cette affluence fut un réel plaisir car le public n’est jamais trop nombreux.
Il a fallu rajouter des sièges, autoriser les spectateurs à s’assoir sur les marches, prendre le temps de l’accueillir (car cet accueil est une des bases de la représentation)… et il fut excellent ! À l’écoute, réactif, sensible, réceptif, il a pleinement joué son rôle, donné son énergie et reçu la nôtre (la contemporaine et celle venue du fond des âges, celle de Sophocle).

L’émotion chez l’acteur

Outre les mots, l’acteur joue sa partition des sentiments, en fonction de ce qui le traverse, des affects jaillis du jeu, du je, du plateau, de son écoute de l’instant, des relations avec ses partenaires.

Quand l’émotion déborde

Lors de cette troisième représentation, l’expression des sentiments s’est lâchée, les larmes ont coulé, les fêlures des personnages ont craquelé les nôtres, celles des acteurs.
Autant l’émotion surgie en soi, en l’être de l’acteur, celle que d’aucuns nomment du personnage, et qui lui fait toucher à cette intimité avec le texte, est un trésor, une incarnation précieuse, autant le fait d’être submergé par cette émotion, d’être atteint par sa définition même, c’est-à-dire par un trouble psychologique, et de précipiter le texte, de s’y réfugier avec la volupté de qui s’abandonne au flux intérieur, de perdre toute mesure dans les sanglots, est dangereux pour l’interprétation de l’œuvre même.

Une règle : la tenue

De même que l’acteur ne doit jamais se plaindre quand il se tient debout sur la scène (et quoi de plus merveilleux, de plus miraculeux même, que de faire entendre la parole des morts ?), de même il doit toujours tenir l’œuvre debout et ne jamais s’abandonner à l’apitoiement sur soi-même.
Et qu’y aurait-il de plus misérable qu’un acteur qui se laisserait aller sur scène, qui pleurnicherait, qui geindrait ?

Un point d’appui : les mots

Si l’émotion surgit, tel un tourbillon, un tsunami intérieur, qui déchire le cœur de l’acteur, ce dernier ne doit pas perdre pied. Les mots lui offrent leur appui et existent pour lui permettre de rester droit. Quand les larmes apparaissent et chevrotent sa voix, l’acteur doit s’accorder le temps de respirer, de reprendre le contrôle de celle-ci, qui est son chemin, son support de jeu, pour se redresser et porter la parole de l’auteur disparu des siècles auparavant.
Même si cette parole venue du fond des âges l’a bouleversé, c’est d’abord le spectateur qu’elle doit atteindre et, pour cela, l’acteur doit, et raison garder, et aussi toute sa lucidité.

L’émotion : retour aux sources

Il est d’ailleurs amusant de revenir à la définition de ce terme.
Le petit Robert 2013 nous dit de l’émotion :

  1. vx Mouvement, agitation d’un corps collectif pouvant dégénérer en troubles
  2. État de conscience complexe, généralement brusque et momentané, accompagné de troubles psychologiques (…)

Intéressant ! Et si l’émotion n’était pas si désirable que ça ?

Conclusion

Être étonné, frappé par la foudre, la prise de conscience, est à souhaiter pour le spectateur, c’est-à-dire un bouleversement intérieur qui le rapproche de lui-même, de son intimité, par l’esprit et l’âme (n’ayons pas peur des mots !).
Le paradoxe est que l’acteur, pour provoquer ce transport intérieur, ne doit pas être lui-même trop emporté, mais en donner l’illusion, et suggérer plutôt que souligner.

Mais n’est-ce pas l’objet de toute forme d’expression artistique ?

Pierre-François Kettler